Rock Bottom - Wyatt, Robert (1974)


1. "Sea Song" – 6:31
2. "A Last Straw" – 5:46
3. "Little Red Riding Hood Hit the Road" – 7:40
4. "Alifib" – 6:55
5. "Alife" – 6:31
6. "Little Red Robin Hood Hit the Road" – 6:08

 

On considère souvent que cet album, un des plus universellement acclamés par la critique, est un abîme de douleur qui ne laisse pas indemne son auditeur. De fait, Robert Wyatt avait de quoi être dolent : alors qu'il était un des batteurs les plus brillants de sa génération (il avait oeuvré au sein du combat de jazz-rock inclassable Soft Machine, puis au sein de The Matching mole), il s'était pris, une nuit de beuverie, pour un oiseau, et était tombé du quatrième étage d'un immeuble. La pochette l'indique : "I broke my spine". Robert Wyatt ne serait jamais plus batteur ; par contre, il laisserait le champ libre à sa voix venue d'ailleurs, déjà entendue sur les titres les plus poétiques de Soft Machine. Et il créerait de drôles de sons sur des claviers.

Rock Bottom, naturellement, baigne dans quelque chose de mélancolique, de synthétique, de terrible. Mais ce serait mal l'écouter que de négliger les éclairs de lumière qui le parsèment. Rock Bottom, d'abord, est un magnifique chant d'amour adressé à Alfie (c'est-à-dire Alfreda Benge), sa compagne. Disque introspectif, tourné vers le passé, notamment vers un séjour idyllique à Venise en compagnie d'Alfie. D'autre part, Rock Bottom est une exaltation de la musique elle-même, dont Robert Wyatt avait compris qu'elle serait pour lui, devenu physiquement mort, une alliée magique pour le restant de ses jours. Rock Bottom est entièrement mental et glisse vers le fantastique.

Il faut écouter la première chanson, "Ocean Song"... La musique de Robert Wyatt est désormais désincarnée. Son jeu de batterie, par la force des choses, se réduit au minimum : beats, cymbales isolées... Et les harmonies ne sont plus constituées que par des nappes synthétiques oppressantes. "Ocean Song", avec son piano désolé et sa mélodie, une des plus pures qui aient été, justifie à elle seule l'achat de ce disque. Elle se termine sur des choeurs artificiels qui n'ont pas pu ne pas inspirer Radiohead...

"Last Straw" est construite d'une façon relativement similaire à "Ocean Song". La voix de Wyatt s'échappe d'une introduction très suggestive, où on sent quelques influences jazz. La mélodie, très particulière (très belle), peut rappeler ce qu'avait fait Wyatt sur les premiers albums de Soft Machine. Mais les climats sont incomparables... La voix de Wyatt se fait même contrefaçon de trompette.

"Little Red Hidig Hoot Hit The Road" fait partie des chansons les plus impénétrables de l'album. Elle est construite sur un tempo plus rapide et baigne dans une ambiance indescriptible, du fait de ses trompettes folles (évoquant le Miles Davis de Bitches Brew) et de ses bandes passées à l'envers. L'impression d'étrangeté vient du fait que les trompettes susdites s'ébattent sur un fond de piano qui paraît très construit (avec des résolutions, des retours à la lumière, envoûtants). Ivor Cutler, au milieu de la chanson, récite un poème plein de nonsense.

"Alifib", beaucoup plus conventionnelle structurellement parlant (même si le chant ne prend son essor qu'au bout de trois minutes), propose une des plus belles mélodies de l'album. La chanson est rythmée par le souffle de Wyatt, souffle maladif répétant comme une raison de vivre le mot magique "Alifib".

"Alifie", enchaînée directement à "Alifib", est très étrange voire maladive. Les trompettes sont free au point d'évoquer des cris d'animaux. Mais la chanson est structurée solidement autour de sa basse montante et de sa brume synthétique répétitive. Il y a une mélodie au chant, de reste, mais insolite, avec répétition des mots "Alifi my larder".

"Little Red Robin Hood Hit The Road" est divisée en deux parties. La première partie est très mélodieuse, s'ouvrant sur une mélodie très pure chantée par Wyatt seule, puis laissant à la place à un beau solo de guitare électrique ainsi qu'à une sorte de refrain en choeur. La deuxième partie est beaucoup plus hermétique : harmonium planant et violon velvetien accompagnent la récitation d'un poème absurde (le même que dans "Little Red Hidig Hoot Hit The Road"), rendu envoûtant par la diction d'Ivor Cutler, en registre de baryton.

Rock Bottom n'est pas un disque facile, mais c'est un disque qui contient des mélodies d'une rare beauté et dont les climats uniques ont exercé une influence immense. 

              Damien Berdot
© D. BERDOT - dberdot@yahoo.fr