Close To The Edge - Yes (1972)


1. "Close to the Edge" (Jon Anderson, Steve Howe) – 18:44
2. "And You and I" (Anderson; Themes by Bill Bruford, Howe, Chris Squire) – 10:09
3. "Siberian Khatru" (Anderson; Themes by Anderson, Howe, Rick Wakeman) – 8:55

 

Je ne suis pas un fanatique des mecs de Yes. Je trouve même certains de leurs albums innommables. Tales Of The Topographic Ocean, par exemple.

Mais je dois convenir qu'il y a de très belles choses dans Close To The Edge, leur plus grand succès, tant populaire que critique. La première chanson de l'album, en particulier, est peut-être ce qui s'est fait de mieux dans le genre progressif.

Le grand mot est lâché : progressif. Là, on est en plein dedans. C'est peut-être même le seul album vraiment progressif inclus sur ce site avec In The Court Of The Crimson King. Les deux albums de Jethro Tull auxquels une place a été réservée sont plus ou moins antérieurs à l'immersion de Ian Anderson dans la musique prog'.

Close To The Edge, album progressif, donc. Mais peut-être le sommet du genre tout entier. J'ai en tout cas trouvé ces mots sous la plume de certains critiques...

On reproche généralement à la musique progressive d'être sans âme, d'accueillir des manifestations de virtuosité et de conceptualisation coupées de toute émotion. Or, justement : plusieurs plages de cet album sont suggestives, sinon émotionnelles. Le chanteur Jon Anderson était alors dans sa période mystico-religieuse, et ça s'entend.

C'est surtout valable pour le premier morceau, le morceau-titre, qui dure... 17 minutes. Suivant une tendance bien ancrée dans la musique progressive, il est décomposé en plusieurs parties, qui sont d'ailleurs mentionnées sur la pochette : "The Solid Time Of Change", "Total Mass Retain", etc. Il est parfois difficile de les isoler avec précision, ce qui est bon signe : l'ensemble est plutôt cohérent. Il a l'unité thématique d'une sonate... qu'il est, puisque les musiciens de Yes ont prétendu le construire sur une forme-sonate.

"Close To The Edge" prend naissance au milieu de bruits d'oiseaux et de bruits d'eau. Normal : on est "close to the edge" d'une rivière. Jon Anderson a écrit les paroles sous l'influence de Siddharta, un roman de Herman Hesse influencé par le bouddhisme. S'ensuit une cascade de notes de guitares que d'aucuns qualifieraient de cacophonie contemporaine. Dans les faits, c'est très sensualiste. Il faut dire qu'à la guitare, on n'a pas n'importe qui : Steve Howe est ce merveilleux guitariste qui illuminait les vignettes psychédéliques du groupe Tomorrow. Je suis persuadé que Steve Howe est un des guitaristes les plus doués d'Angleterre. Justement, il entonne une lumineuse mélodie à trois temps à la guitare, pendant que la basse scande les accords. Tout le monde tire dans le même sens. Les claviers de Wakeman trame un halo qui évoque assez bien une rivière.

Puis arrive le chant... la voix flûtée de Jon Anderson... Cette section chantée, à laquelle les accords de guitare frottés donnent un caractère presque funky, est rythmiquement virtuose. La basse de Chris Squire a un son énorme. Le refrain revient plusieurs fois, mais avec des changements de tempo, de hauteur, etc. Cette section est parfois coupée par des nappes synthétiques jouées par Rick Wakeman.

Ce sont elles, du reste, qui domineront la partie "I Get Up I Get Down". Après une transition presque fuguée (la basse et le clavier reprennent alternativement la phrase mélodique qui avait introduit les premiers couplets), des accords de synthétiseur sonnant comme un harmonium résonnent solonnellement. Sur ce, une mélodie calme, chantée en duo, monte puis accueille des choeurs. Le synthé de Wakeman sonne à présent comme un orgue.

C'est pendant ce passage-là que se font entendre les sonorités ayant le plus mal vieilli. La mélodie revient (normal : c'est une forme-sonate !), au prix d'un solo de Hammond. On termine en apothéose, avec des choeurs, avant de retourner au buzz d'où tout avait commencé : bruit de rivière...

Tout cela est peut-être un peu exalté, mais c'est très écrit. Il est rare de voir un morceau aussi long doué d'une telle unité. Certains trouvent que ces dix-sept minutes sont bâties à partir de thèmes trop peu nombreux. Mais justement : c'est cela qui donne à l'ensemble sa cohérence. Dans une forme-sonate, il n'y a normalement que deux thèmes, qui sont ensuite développés. D'où une forte logique interne... La vérité, c'est que "Close To The Edge" ne lasse jamais, sans toutefois paraître trop décousu. Et pourtant, ça dure dix-sept minutes, soit quelque chose de considérable ! C'est bien plus qu'un "The End" des Doors, par exemple...

D'autre part, comme je l'ai dit, il y a des moments qui révèlent une réelle sensibilité. On pourrait les qualifier de supernaturalistes, tant les musiciens parviennent à suggérer les éléments (l'eau, notamment) en musique. Cette réussite justifie à elle seule l'achat de ce disque.

Si le premier morceau de l'album est si fort, c'est peut-être qu'il a été composé entièrement par Jon Anderson et Steve Howe, Anderson étant un esprit mystique et Howe étant un guitariste toujours sensible, jamais branleur de manche.

Le deuxième morceau, "And You And I", est introduit par une partie de guitare acoustique pleine de mystère. C'est encore la guitare acoustique qui accompagne le premier thème, plutôt joli... Plus tard, on entendra les claviers de Wakeman, planants, auxquels la batterie toute en contre-temps de Bill Bruford apporte un sain déséquilibre. "And You And I" finit comme il avait commencé : sur les beaux arpèges de Steve Howe, surmontés par un chant que les Anglais qualifieraient de "mellow".

Pour l'instant, c'est tout bon. La dernière chanson, "Siberian Khatru", est beaucoup plus brutale. Il y a quelques moments suggestifs, des choeurs, des guitares qui serpentent... Mais je déteste le riff principal, qui n'est pas loin de nous faire tomber dans un trip "Saturday Night Fever". Dommage...

Cet album, peut-être parce qu'un effort a été apporté pour lui donner la même cohérence que celle exigée par les formes longues de la musique classique, est indéniablement un des plus écoutables de la musique progressive (si on exclut les albums pré-progressifs constitués de chansons courtes). Le fait qu'il se concentre sur quelques mélodies bien choisies, plutôt que de partir dans toutes les directions, est en réalité un atout. Et comme les musiciens sont des experts dans leur domaine (on a parlé de Steve Howe, mais n'oublions pas Chris Squire à la basse ni surtout le batteur Bill Bruford, capable de jongler avec les mesures irrégulières sans qu'il n'y paraisse), l'ensemble s'avère assez impressionnant. 

              Damien Berdot
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