Unknown Pleasures - Joy Division (1979)


1. "Disorder" – 3:32
2. "Day of the Lords" – 4:49
3. "Candidate" – 3:05
4. "Insight" – 4:29
5. "New Dawn Fades" – 4:47
6. "She's Lost Control" – 3:57
7. "Shadowplay" – 3:55
8. "Wilderness" – 2:38
9. "Interzone" – 2:16
10. "I Remember Nothing" – 5:53

 

En musique comme en toute chose, il y a décidément deux catégories de gens : les créateurs et les épigones. L'infériorité des seconds est incroyablement saisissante (soit dit sans crainte d'enfoncer des portes ouvertes). Il n'y a qu'à se pencher sur ce qu'on a appelé la "new-wave". Alors que des groupes comme Magazine ou Joy Division avaient incorporé à leur musique des sons synthétiques dans le cadre de recherches esthétiques véritables, ceux qui se sont engouffrés dans la brèche n'en ont retenu que les manifestations les plus superficielles voire caricaturales... Ca a donné le "New romantism" et ses hordes de poseurs plus écoeurants les uns que les autres...

Pour se nettoyer les oreilles de toute cette fange, retrempons-nous au contact d'une onde riche : j'ai nommé Joy Division. A l'origine était un groupe de punk-rock de Manchester que rien ne distinguait de ses pairs, si ce n'est qu'il avait emprunté son nom ("Warsaw") à une chanson de David Bowie ("Warszawa") présente sur Low, le premier album de la trilogie berlinoise. Il faut dire que le chanteur du groupe, Ian Curtis, n'était pas un lad comme les autres... Il voyait au-delà des horizons du punk... Tout jeune, il avait été marqué par la personnalité d'Iggy Pop et de Jim Morrison...

Très vite, il ralliera ses comparses à ses ambitions. Premier indice : il rebaptise le groupe Joy Division, d'après un roman sulfureux, House Of Dolls, qui décrit l'existence d'une "Division de la joie", un groupe de prostituées chargées de satisfaire aux plaisirs des kapos dans les camps de concentration. Le ton est donné : Ian Curtis a l'intention d'explorer les contrées les plus obscures de l'âme humaine. Les autres membres du groupe s'avéreront être des auxiliaires précieux, tout à fait aptes à traduire en musique les angoisses de Curtis.

Il y a Bernard Sumner, tout d'abord, qui se fera rapidement appeler Bernard Albrecht (sa germanophilie, jointe aux connotations du nom même du groupe et au côté inquiétant de sa musique, suscitera des accusations - hâtives - de nazisme). Sumner est un guitariste étonnant : là où certains reproduisent toute leur vie les schémas harmoniques et mélodiques traditionnels, lui fait dans la déconstruction. Il tire de sa guitare des sonorités stridentes, usant en maestro des racks et des pédales d'effets...

Le bassiste moustachu Peter Hook n'a certainement pas eu un rôle moindre dans la constitution du son de Joy Division. Il semble qu'il jouait à un volume sonore très important, obligeant ainsi Sumner à aller toujours plus loin dans la saturation. On ne peut pas penser à Joy Division sans penser à ces lignes de basses proéminentes, comme celles que jouait Barry Adamson dans un autre grand groupe d'alors, Magazine. Mais les lignes de basse de Hook, demeurent unique par la tension qu'elles véhiculent.

Enfin, il y a la batterie de Steve Morris. Le climat d'oppression qu'elle crée est dû pour une bonne part au traitement étouffant que lui a fait subir le génial producteur de la Factory de Manchester, Martin Hannett. Cette batterie n'irradie pas ; elle implose. Elle est d'ailleurs "complétée" par des bruitages divers : porte d'ascenseur qui se ferme, etc.

L'ensemble évoque les fabriques vides et désolées des comtés noirs du nord de l'Angleterre.

La mort précoce et dramatique de Ian Curtis nimbera évidemment d'un poids particulier l'album posthume Closer ; mais il faudrait voir à ne pas négliger Unknown Pleasures Bien au contraire, c'est sûrement l'album de Joy Division par lequel il faut commencer. Celui qui est le plus proche des racines punk.

Il n'y a qu'à écouter la deuxième chanson de l'album, "Day Of The Lords". Enorme distorsion sur les couplets. Voix menaçante. Les nappes synthétiques résonnent seulement pendant les refrains, apportant une étrangeté bienvenue. Une très efficace chanson.

"Shadowplay" et "Interzone", n'étant la résonance artificielle de la batterie, pourraient passer pour des (excellentes) chansons punk.

Mais il fallait à Joy Division un climat autre que celui de la la violence simple qui s'exprime (au sens étymologique du mot, ou au sens qu'a son équivalent allemand "aüssern") dans le punk. Les paroles de Joy Division ne sont jamais à visée sociale. La lutte, ici, est intériorisée... A paroles nouvelles, musique nouvelle qui pervertit les formes héritées. Ainsi, la formidable "She's Lost Control" intègre-t-elle un riff de guitare composé d'accords punk traditionnels. Cependant ce riff vient se poser sur une ligne de basse qui suit son propre chemin et dissone totalement ! La chanson traite d'une fille épileptique qui "perd le contrôle"... Chanson souvent reprise et dans laquelle Curtis a dû laisser pas mal de lui-même, puisqu'il souffrait d'épilepsie.

Les désordres intérieurs sont décidément au coeur de l'album puisque "Insight" traite également de "perte de contrôle". Cette fois, c'est le narrateur qui confesse ne plus rien contrôler. Ian Curtis, à 22 ans, semble pleurer une jeunesse perdue ("I remember, when we were young...") et chante d'une voix cacochyme. "J'ai perdu ma vie", aurait écrit Rimbaud...

La musique de Joy Division n'aurait été qu'une pièce de plus à porter au dossier déjà chargé du gothique (aux côtés de Bauhaus et cie) si la noirceur de la vision n'avait été contre-balancée par l'espérance de la rédemption. C'est ce qui, un siècle plus tôt, distinguait déjà la poésie d'un Georg Trakl de la horde des poètes expressionnistes (Beym, Henn, etc.) ne broyant que du noir sur leurs palettes. "New Dawn Fades", une chanson qui témoigne d'une maturité et d'un sens de la progression dramatique étonnant, s'achève sur l'espoir de "something new"...

La chanson terminale, "I Remember Nothing" (une grande réussite), semble évoluer dans quelque limbe immatérielle, annonçant les climats du dernier Joy Division. Le rythme, quoique marqué, est vite oublié. Les claviers, subtilement dosés, sont en apesanteur. Mais les liens terrestres ne sont pas encore coupés. La chanson est parcourue par le bruit (spectaculaire) d'un verre qui se brise : belle transformation d'un motif déjà présent dans "European Song" du Velvet Underground.

Pas de point faible dans un album aussi pensé que celui-là. Le songwriting est constamment brillant voire révolutionnaire. Martin Hannett, aux manettes, invente le post-modernisme des années 80. Et Peter Saville, graphiste associé à la Factory, crée une pochette on ne peut plus adaptée : un peu de blanc sur du noir. 

              Damien Berdot
© D. BERDOT - dberdot@yahoo.fr