Songs Of Leonard Cohen - Cohen, Leonard (1968)


1. "Suzanne" – 3:48
2. "Master Song" – 5:55
3. "Winter Lady" – 2:15
4. "The Stranger Song" – 5:00
5. "Sisters of Mercy" – 3:32
6. "So Long, Marianne" – 5:38
7. "Hey, That's No Way to Say Goodbye" – 2:55
8. "Stories of the Street" – 4:35
9. "Teachers" – 3:01
10. "One of Us Cannot Be Wrong" – 4:23

 

A la fin des années 60, un seul auteur/compositeur parvient à contester la domination de Bob Dylan sur le monde de la folk (précisément au moment où Dylan, après son accident de moto, s'éloigne de la vie publique) : Leonard Cohen. Ce dernier, pour son premier album, livre une série de dix chansons absolument parfaites. Une voix singulière vient au jour... Mais peut-on seulement parler de naissance quand d'emblée est atteint un tel état de perfection ? Songs Of Leonard Cohen a bien plutôt été une étape dans une longue et dense carrière artistique. Avant de déposer de la musique sur ses mots, Leonard Cohen s'était en effet distingué dans les domaines de la poésie (au point d'être sans doute le plus grand poète anglophone jamais produit par la ville de Montréal) et du roman ou plutôt de la nouvelle (Les Perdants magnifiques).

C'est en Grèce, à Hydra (à quelque deux cent kilomètres de l'île de Corfou, où avait vécu un autre Cohen remarquable : Albert), que Leonard Cohen apprit à jouer de la guitare et mûrit ses chansons, ouvragées avec soin et conçues pour durer "comme des Volvo" (précisera-t-il).

L'enregistrement ne se fera pas sans mal. Leonard Cohen s'oppose fréquemment au producteur John Simon, déterminé à produire richement ces chansons. Au final, soit que John Simon ait vu juste, soit que Cohen l'ait refréné, les arrangements apparaissent comme le plus bel écrin qui ait jamais paré des chansons de folk. Il y a des choeurs féminins splendides, il y a de brèves écorchures de guitare électrique, il y a des violons raffinés... Chaque instrument est employé avec discernement, uniquement pour ajouter des couleurs sur la toile à laquelle les mots donnent vie. Et au milieu de tout ça, il y a la voix sépulcrale de Leonard Cohen.

C'est sombre et dépressif, forcément (Leonard Cohen ne sortira jamais véritablement de la dépression). Mais ce n'est pas sans lumière... Je connais au moins une personne à qui ces chansons si intensément vraies ont sauvé la vie. La diction soignée, presque précieuse, ajoute encore à l'étrangeté à ces gemmes...

The Songs Of Leonard Cohen contient les plus grands classiques de l'homme en noir (l'autre) : "Suzanne" (sur Suzanne Verdal, la femme d'un de ses anciens amis), "Sisters Of Mercy" (des nonnes ? des putes ?), la valse "So Long, Marianne" (sur Marianne Jensen, avec qui il vécut sur l'île d'Hydra)... Toutes ces chansons signalent du reste une prédominance pour les rythmes à trois temps. On pourrait encore citer l'obsessionnel "Hey That's Not Way To Say Goodbye"... Mais la chanson que je trouve la plus hantante, c'est "Master Song". Chaque retour de cette mélodie, génialement simple, enfonce un peu plus le coin de la délivrance dans le crâne de l'auditeur. Et les arrangements sont lumineux : trompette éclatante, guitare aquatique puis cordes dramatiques... Sur "Winter Lady", c'est un piano lointain, qui paraît croupir dans une cave, qui résonne. Il y a aussi une flûte bucolique. Bref, tout, ici, est évocateur et absolument essentiel.

Par cet album, Leonard Cohen a renouvelé profondément l'univers de la folk. Sa musique est totalement idiosyncrasique. Il n'y a jamais d'emprunts à la tradition du blues, par exemple (contrairement à ce qu'on peut trouver chez un Dylan). C'est pourquoi cet album est aussi impressionnant, aussi compact. On a là dix chansons venues d'ailleurs, et en toutes choses exclusivement "leonardcohéniennes". Il est frappant de constater combien les poètes sont inventifs et décisifs quand ils en viennent à s'essayer à la musique : voir Jim Morrison ou même Lou Reed... On pourrait dire aussi qu'ils irradient la même noirceur. La noirceur de Leonard Cohen, quant à elle, exercerait une influence considérable sur le pan le plus sombre de la new wave (Nick Cave, The Sisters Of Mercy, dont le nom est significatif, etc.). Et il n'est pas exclu que Leonard Cohen, dont le style de chant tient de la mélopée d'Europe Centrale, ait exercé en retour une influence sur le courant européen décadent du rock, dont Bowie et Roxy Music furent les premiers grands représentants.  

              Damien Berdot
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